
Dans un monde où l’art contemporain semble souvent dompté par des codes esthétiques figés ou des discours aseptisés, Abdellah Idsidibella fait irruption avec une force brute et une sincérité déroutante. À seulement 24 ans, ce jeune artiste marocain dévoile « The Enclosure of Passion » (Zribat Al-‘Ishq), une première exposition individuelle audacieuse, foisonnante, et résolument subversive. Présentée comme une traversée viscérale à travers une trentaine d’œuvres – peintures, dessins, bas-reliefs, photographies et installations monumentales – elle questionne sans détour nos rapports à la beauté, à la mémoire et au chaos.
Un mot pour dire l’indicible : Zriba
Le titre de l’exposition, Zribat Al-‘Ishq, évoque un univers à la fois charnel, dégradé et hautement symbolique. « Zriba », terme emprunté à l’arabe dialectal, désigne un enclos ou un dépotoir, un lieu marginal où sont entassées des matières rejetées, oubliées, souillées. Ce n’est pas un hasard si Idsidibella l’associe à la passion : « J’ai cherché un mot pour décrire un dépotoir enfoui et “sale”, là où s’engrangent les instincts les plus bestiaux, et je n’ai pas trouvé mieux que “Zriba”. Mais j’y ai logé la passion, pour représenter l’intimité de nos désirs les plus répressibles », explique-t-il.
Dans cette métaphore du désordre intérieur, chaque œuvre devient un fragment d’âme. L’exposition ne cherche pas à plaire. Elle cherche à dire, à heurter, à mettre à nu.
Une esthétique de la déconstruction
Ce projet n’aurait peut-être pas vu le jour sans le soutien déterminant d’Amine Boushaba, coach et commissaire de l’exposition, véritable catalyseur dans l’accompagnement artistique et logistique d’Idsidibella. Il qualifie le travail du jeune artiste de « refus du beau conventionnel », mais surtout d’« alchimie de la destruction, où chaque effacement devient une promesse de réinvention ».
Et en effet, dans « The Enclosure of Passion », le chaos devient forme. Les matériaux sont bruts, accidentés, parfois même brûlés. Le feu, élément central de l’imaginaire d’Idsidibella, marque les surfaces, transforme les textures, tord les objets. Les toiles sont griffonnées, déchirées, suturées. Le papier, souvent malmené, devient porteur de mémoire et de douleur.
On retrouve dans l’exposition une palette esthétique volontairement instable : des couleurs ternes, parfois éclatantes, se frottent à des formes brisées. Du charbon à l’encre, des lambeaux de tissu aux objets récupérés, tout évoque une esthétique post-apocalyptique, comme si les œuvres avaient survécu à un cataclysme intérieur ou collectif.
Le feu comme matrice
Le feu, justement, n’est pas qu’un motif métaphorique dans le travail d’Idsidibella. Il est un outil de transformation. L’artiste puise dans son vécu : un incendie survenu dans son enfance, dans la maison familiale à Tiznit, l’a profondément marqué. Ce souvenir devient fondamental dans sa démarche créative : « Les matières déformées par la chaleur m’ont frappé par leur puissance visuelle. J’ai voulu retenter l’expérience, pour explorer le pouvoir transformateur du feu », raconte-t-il.
De cette expérience naissent des œuvres presque organiques, comme si la matière y respirait encore. On y lit une tension entre destruction et renaissance, entre perte et sublimation. Les cendres deviennent langage, et le chaos, une esthétique en soi.
Une voix singulière dans la jeune scène marocaine
Diplômé de l’École nationale supérieure d’art et de design de Mohammedia, après un baccalauréat en arts appliqués, Abdellah Idsidibella appartient à une nouvelle génération d’artistes marocains qui investissent les marges, bousculent les traditions et réinventent les récits visuels. Chez lui, l’expérimentation est une méthode, l’instinct une boussole. Il se dégage de son travail une radicalité sans concession, mais aussi une sensibilité à fleur de peau.
Avec Zribat Al-‘Ishq, Idsidibella ne cherche pas à séduire : il cherche à montrer ce que l’on préfère souvent cacher – le laid, le dérangeant, le trop intime. Il fait émerger une esthétique où la beauté surgit de l’abject, où la mémoire traumatique devient langage plastique.
Un manifeste plus qu’une exposition
Cette première exposition n’est pas une simple présentation de travaux d’atelier. C’est un manifeste artistique, presque politique. Elle affirme une voix nouvelle dans le paysage de l’art contemporain marocain et au-delà. Une voix qui refuse la tiédeur, qui ose l’excès et l’imperfection. Une voix habitée.
À travers « The Enclosure of Passion », Abdellah Idsidibella propose une réponse brute et sensible à un monde en déséquilibre. Son œuvre ne panse pas les plaies : elle les expose, les ouvre, les nomme. Et c’est dans cette honnêteté brute, dans cette quête du vrai à travers le chaos, que réside sa puissance.